Collette, aux cheveux couleur miel, se tenait face à Babette et ses taches de rousseur. Rosette, la blondinette, avait oublié son bouquin et n’avait pas le cœur en fête.
Près de leurs tasses de café et leurs verres d’eau, un beau livre broché côtoyait une liseuse dernier cri. Comme souvent dans ce genre de situation, ils se chamaillaient pour déterminer qui des deux était le meilleur.
— Moi, j’emmagasine des millions de textes.
— À quoi bon, si ce n’est enrichir ta PAL ?
— On peut m’emmener partout. Gros balourd, tu restes coincé dans ta biblio.
— Pas si je suis en format de poche !
— C’est sûr que l’avorton d’hier adore traîner au fond d’un sac à main au milieu des chewing-gums et du fard à joues ! En attendant, moi, je vois du pays, je suis multilingue !
— Vu d’où tu viens, tu es surtout bilingue en chinois !
— Et toi alors ?
L’édition numérotée des Misérables s’offusqua.
— Je suis fabriqué en France, Madame !
— En Pologne, oui !
— Tout le monde ne vient pas de chez Amazon, chère amie… répondit l’ouvrage en bombant la tranche.
— Joue pas les cadors. Moi, je brille comme un diamant et on me lit dans le noir, sans déranger qui que ce soit, répliqua la liseuse avec un clignotement narquois.
— C’est entre autres pour cette raison que tu pollues. Que ce soit à la fabrication, à l’usage, et je ne te dis pas quand tu es hors service !
— Ramène pas trop ta fraise Grand-Père, Monsieur « on coupe des arbres pour que j’existe ».
— Veux-tu que nous parlions du nickel que tu contiens ?
Un camion de la propreté de la ville passa devant eux.
— Mouais. Je pense plutôt à ces éboueurs turcs qui récupèrent des tonnes de tes congénères pour en faire des bibliothèques.
— Il y a moins de risque avec toi, en général, tu sers trois fois et les gens te rangent dans un tiroir. Ils n’ont même pas le temps de te mettre au rebut.
— C’est parce que j’ai de la valeur. Je vaux cinq à dix fois plus que toi, s’illumina l’appareil électronique.
— Tu n’es qu’un vulgaire bien de consommation, moi je suis comme un vin de garde, on me déguste. Je suis un objet de décoration, on me contemple. Je traverse les âges…
— Tu sers à rien quoi…
Le livre, irrité, faillit tourner une page d’agacement avant de reprendre, d’un ton sec.
— Je suis relu et relu, je suis prêté et partagé de main en main !
— Partagé ? Si c’est pour finir sur Vinted, ou pire, dans une boite à bouquin installée à Triffouillis les oies ! Laisse tomber…
— Tu es froide, tu n’as pas d’odeur, tu es dénuée d’âme!
— Tu parles d’odeur ? Avec le temps, tu sens la naphtaline. Moi, je suis design et moderne ! Et je ne m’abîme pas !
— Plus on t’utilise, plus tu risques la surchauffe !
— Tu cornes tes pages et parfois, elles s’envolent…
Par inadvertance, la main de Babette frappa dans son verre et quelques gouttes éclaboussèrent l’écran tactile. Pendant que la maladroite l’essuyait, Madame Liseuse se moqua de Monsieur papier en lui expliquant qu’elle, on avait juste à lui passer un coup de manche dessus. Ce dernier rétorqua :
— Si tu tombes dans l’eau, tu meurs.
— Toi, tu pourris.
— Ah puis tu m’énerves, Madame j’ai un nom de clown : Kindle ou Kobo !
En se levant, les filles proposèrent à Rosette de lui prêter leur livre ou leur liseuse. Retrouvant le sourire, elle hésita longuement, pesant les avantages et les inconvénients de chacun.
Mathieu Capdegelle
10/2024
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