Stéphane, au bord de l’étang, qu’il pleuve ou qu’il vente, scrute le bout de sa ligne. Immobile pendant des heures, les profanes imaginent que la patience est une qualité indispensable pour aimer tâter le goujon. Les éternels critiques estiment que c’est ennuyeux. Notre homme, lui, répond qu’il voit une partie de pêche comme une fête entre amis, sans les stroboscopes. Avec des sandwiches et de la bière, ça ressemble au repas du dimanche midi, sans l’oncle Gégé qui crie à tue-tête. Si le carpiste n’a personne à qui parler, tant de pensées occupent son esprit qu’il utilise ce temps libre non pas pour ruminer, mais pour méditer sur son existence.
Ce loisir n’est pas une simple passion ; il l’exerce à la façon d’un sacerdoce. Plus qu’un besoin, c’est une drogue du bonheur qu’il consomme pour tenir debout.
La pêche devient son univers : il se sent chez lui partout où il va, tant qu’il manipule l’asticot ou qu’il malaxe son amorce.
Il maîtrise tellement son art que même les télévisions locales se l’arrachent pour exposer ses records. Expert en techniques personnelles, il appâte l’esturgeon à coups de tranches de saucisson.
Il pourrait devenir une star du milieu, mais ses seuls trophées sont des souvenirs gravés dans son cœur et des selfies capturés aux côtés de ses proies de taille démesurée. De toute façon, la frime, il s’en moque, quitte à ne pas voir son caractère exceptionnel.
Durant ses passionnantes séances de méditation halieutique, il consacre une large partie de sa journée à penser à ses joyaux les plus précieux. Il a tatoué leurs initiales reliées par un arbre de vie, formant un A qui veut dire Amour pour toujours. Si son passe-temps est un moyen de vivre, sa fille et son fils représentent sa raison d’exister.
Ce n’est pas un papa bourru, mais un papa gâteau. Tandis que certains pères alternent chaque semaine ou se satisfont d’un week-end sur deux lui ressent une profonde déchirure de ne pas pouvoir embrasser la chair de sa chair au quotidien. Il est tellement empli d’amour qu’il chasserait ses trésors au bout du monde s’il le fallait.
Quand il les voit, il les emmène au grand air, au bord de l’eau où plus rien ne compte, ou dans une forêt où plus rien ne pèse. Il s’enivre de ces moments de complicité, trop rares à son goût. Avec fierté, il leur transmet ses valeurs universelles. Stéphane adore faire le clown sur les photos de famille, ou déguiser ses loulous en chasseurs respectueux de l’environnement. Il leur explique l’importance de prendre soin des animaux et leur apprend comment les libérer après avoir immortalisé la scène avec un téléphone. Amoureux de Mère Nature, et pour lui prouver qu’il la respecte, le papa-pêcheur redonne rituellement la liberté à ses prises.
Planté sur sa chaise, il parait baigner dans la sérénité. Méfiez-vous de l’eau qui dort : parfois, il peut perdre son calme et parler à voix haute c’est sous la tempête qu’il se tait, et son silence devient alors inquiétant. C’est dans ses yeux, de la couleur des lacs, que l’on perçoit son authenticité.
Ce n’est pas parce qu’il est seul sur la rive qu’il est coupé du monde. Il est simplement un homme entier qui ne conçoit pas de porter un masque pour que les autres l’acceptent. Ce n’est qu’il est insociable, mais plutôt qu’il se sent incompris. Quelque peu obstinément indépendant, nombreux sont les gens qu’il a éloignés de son chemin. Avec les années et les embuches qu’il a affrontées, il regrette, à demi-mot, que peu de personnes ne croisent désormais sa route.
Pourtant, il éprouve le désir inné d’aimer et d’être aimé. Il a autant besoin de donner de l’amour que de recevoir de l’amitié.
Tel un adolescent, il rencontre ses amis dans son téléphone. Lassé des relations humaines dans le monde concret, il a fui la norme dans celui de Zuckerberg. C’est au cœur des Hyps, comme il les appelle, qu’il s’est réfugié. Là, il se sent en famille, entre copains, et y évolue comme un poisson dans l’eau…
Il veut que tout le monde s’entende et que les discussions soient apaisées. Liberté, égalité, fraternité constituent les trois mots d’une devise qui l’érige en façon d’être. En toute logique, il anime son groupe d’hypersensibles et y modère les échangent, bien qu’il en ait rarement l’utilité. Il s’assure que dans les mots diffusés, la bienveillance règne avec la bonne humeur. Régulièrement, il souhaite aux Belles Âmes de passer une excellente journée, et avant de se coucher, il leur fait une bise. Il veille à poster de gentilles attentions, des conseils avisés, ou encore des citations touchantes qui parlent en son nom et en celui des autres.
Il rêve de tomber sous les flèches de Cupidon. Ce désir d’amour profond transpire de son âme, tant son cœur a besoin d’en respirer à plein poumon. Jeune, il pensait avoir attiré l’élue de son cœur, et même aujourd’hui, son souvenir peut encore lui remuer les tripes à travers le visage de ses enfants.
Bien que les fêlures amoureuses aient marqué ses traits, il garde un sourire jovial, un brin espiègle. Comme un enfant, il croit encore aux contes de fées. Certaines femmes déçues disent qu’on leur a fait croire au prince charmant, mais à Stéphane, on a distillé l’idée qu’il devait l’incarner. Il a toujours assumé ce rôle avec entrain et ne désespère pas de réveiller un jour sa belle au bois dormant avec un doux baiser.
L’attente de sa rencontre est longue, et il arrive parfois qu’il se décourage, comme un pêcheur qui n’a pas de prise. Il tente de se persuader qu’il pourrait se montrer mauvais garçon, mais cette idée, contre nature, ne tarde jamais à être chassée de sa tête.
Qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il combatte un silure ou qu’il reparte bredouille, il reste un homme entier, plus que fragile ; il est hypersensible. Si une femme à la recherche de son prince charmant passe sur la berge d’où s’évadent ses pensées, souhaitons qu’elle morde à l’hameçon.
Mathieu Capdegelle. Septembre 2024
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